La recherche préhistorique en Asie du Sud-Est a essentiellement été menée par des chercheurs occidentaux qui ont importé les modèles européens de lecture des outils de pierre taillée. Dès 1890 durant le Protectorat, Émile Cartailhac, titulaire d'une chaire de préhistoire à l'université de Toulouse, s'intéresse au Royaume du Cambodge qu'il qualifiait « d'une des plus belles et des plus enviables colonies du monde ». Il publia des objets provenant d'amas coquilliers du site lacustre de Samrong Sen situé sur les rives du Grand Lac Tonle Sap dont l'occupation remonte au Néolithique et à l'Âgedu Bronze (1877, 1883).
Si l'intérêt pour la préhistoire de l'Extrême-Orient est insufflé depuis le Cambodge, la construction scientifique de la discipline démarre vraiment en Indochine avec les travaux pionniers de Madeleine Colani (1866-1943), préhistorienne et géologue à l'École Française d'Extrême-Orient. Cette chercheuse d'exception fouille près d'une soixantaine de grottes et abris paléolithiques dans les massifs karstiques du Tonkin. En 1932, lors du 1er Congrès International des Préhistoriens d'Extrême-Orient à Hanoi (Vietnam), elle érige l'Hoabinhien au rang de spécificité typo-culturelle régionale en communiquant la première définition de ce techno-complexe rapporté à l'homme moderne, présent sous les tropiques indochinois entre 40 000 à 4 000 ans BP. Ce faciès dont le nom est issu du site éponyme nord-vietnamien Hoa-Binh se compose d'outils frustes, confectionnés préférentiellement sur des galets épais de forme oblongue. Absents des hautes et moyennes latitudes à la même période, ces assemblages signent l'originalité de la préhistoire des derniers chasseurs-cueilleurs des forêts de la péninsule indochinoise, tout en contredisant le découpage chrono-culturel proposé par les occidentaux : Paléolithique final/Épipaléolithique-Mésolithique/Néolithique/Âges des Métaux.
Bien que la préhistoire (récente) ou la « protohistoire ancienne » du Cambodge débute assez précocement à la fin du XIXème siècle avec la fouille de Samrong Sen, elle reste, tout de même, inachevée à cause des funestes évènements géopolitiques qui suivirent dans la décennie 1970. Mais également, du fait de la captation de l'attention par le rayonnement d'Angkor (~VIIIème – XIIème siècles) ou des royaumes antérieurs (Funan et Zhenla). L'exemple du site en grotte de Laang Spean découvert et fouillé dans les années 1960 par Cécile et Roland Mourer et repris depuis 2009 par notre équipe, présente une longue séquence d'occupation qui illustre l'expression du Néolithique local et du Hoabinhien. « Monolithique » et monotone pour certains ou involutif pour d'autres, le phénomène hoabinhien démontre l'existence d'une spécificité techno-fonctionnelle asiatique dont la durabilité se confirme jusque très tardivement à l'Holocène moyen.
Ainsi, avec un choix technique aussi singulier et efficient que le façonnage d'outils lourds sur galet, il affiche une adaptation réussie à la forêt dense humide. Mais aussi, une expression disruptive de la modernité humaine à la transition pléistocène-holocène par rapport au schéma universaliste classiquement proposé par la science occidentale (débitage lamino-laminaire/allègement des supports-outils lithiques : pointe-armature, grattoir, burin, perçoir/outillage osseux/art-symbole, etc.). Cette rupture de paradigme nous invite à discuter de ce contre-exemple existential asiatique qui convoque une modernité comportementale autre que celle attendue. Pourquoi ? Et, de fait, nous demande aussi de réinventer la relation à l'objet préhistorique, au monde et au monde tropical de l'objet.
The Hoabinhian or the lost paradigm of European modernity in Prehistory. The example of Cambodia with the Laang Spean cave site (Battambang Province)
Prehistoric research in Southeast Asia was mainly conducted by Western researchers who imported European models for analyzing lithic stone tools.
In 1890, during the Protectorate, Émile Cartailhac, who held a chair in prehistory at the University of Toulouse, became previously interested in the Kingdom of Cambodia, which he described as: « une des plus belles et des plus enviables colonies du monde ». He published artefacts from the Samrong Sen lake site situated on the shores of the Great Lake Tonle Sap, whose occupation dates back to the Neolithic and Bronze Age (1877, 1883).
Although interest in the Prehistory of the Far East began in Cambodia, the scientific construction of the discipline began in Indochina with the pioneering work of Mrs. Madeleine Colani (1866-1943), a prehistorian and geologist at the École Française d'Extrême-Orient (EFEO). This exceptional researcher excavates nearly sixty caves and paleolithic shelters in the karstic massifs of Tonkin (North Vietnam).
During the 1st International Congress of Far Eastern Prehistorians which took place in Hanoi in 1932, Mrs Colani raised the Hoabinhian to the rank of regional typo-cultural specificity with the first definition of this Modern Human techno-complex (40,000 to 4,000 years BP). The name of this facies comes from the eponymous North Vietnamese site “Hoa-Binh” and is composed of massive tools, preferentially shape on thick, oblong pebbles.
Missing at the same period from the high and medium latitudes, these lithic assemblages sign the originality of the prehistory of the last hunter-gatherers of the Indochinese forests, while contradicting the chrono-cultural division proposed by Westerners: Final Paleolithic/Epipaleolithic/Mesolithic/Neolithic/Metal Age.
Although the recent prehistory or "ancient protohistory" of Cambodia began quite early at the end of the 19th century with the excavation of Samrong Sen, but still unfinished because of the disastrous geopolitical events that followed in the 1970s. There is also the strong influence and atractivity of Angkor (~VIIIth - XIIth centuries) or earlier kingdoms (Funan and Zhenla).
The example of the Laang Spean cave site discovered and excavated during the 1960s by Cécile and Roland Mourer (CNRS, France) then re-excavated by our team in 2009, presents a long archaeological sequence that illustrates the expression of the local Neolithic and Hoabinhian. Called "monolithic" and monotonous for some involutive aspect, the Hoabinhian phenomenon demonstrates the existence of an “Asian techno-functional specificity” whose durability is confirmed until very late period in the Middle Holocene.
Thus, with a technical choice as singular and efficient as the shaping of heavy tools on pebbles, it shows a successful adaptation to the dense rainforest. But also, a disruptive expression of human modernity at the Pleistocene-Holocene transition in relation to the universalist pattern classically proposed by Western science (laminar debitage/alleviation-reduction of lithic support-tools: point-projectile, scraper, burin, drill/bone tools/art-symbol, etc.).
This paradigm break invites us to discuss this Asian existential and behavioral modernity other than the one expected. Why? May be because we need also asks to reinvent the relationship to the prehistoric object, into the world and to the tropical world of the object.